Le jour où j’ai écrit une histoire de burn-out

par | 24 Fév 2023 | Mes petites histoires, Mes petites histoires-ENTETE

Bien sûr, vous pouvez rembourser à tout moment et sans contrainte. Concernant le taux ? Aïe, je sens qu’on va entrer dans un débat pertinent concernant la dette en Grèce et blablabla. J’entends bien, j’entends bien. Toujours dire au client qu’on entend bien, ça donne l’impression d’être d’accord avec lui alors que tu n’émets aucun avis personnel, tu confirmes juste que tu as bien entendu et deux fois en plus. Elle est magique, la langue française, on peut tenir des conversations entières sur du rien. Et ça peut durer longtemps. Alors, en ce qui concerne le taux, c’est le siège qui prendra la décision, ce que vous me demandez n’est pas dans ma délégation. C’est faux, mais il me soûle, je veux que ça s’arrête surtout qu’il est monté d’un cran en m’accusant de m’en mettre plein les fouilles. Je ne relève pas. Sérieusement, il a cru que c’était la banque de mon père ou quoi ? ! Si j’en avais plein les fouilles, je ne serais pas là, à écouter ces conneries qui vont finir par me faire saigner des oreilles. Sentant qu’il est en train de me perdre, il conclut sur cette menace ultime : si je n’ai pas le taux que je veux, je vous préviens, je change de banque ! Oh non ! Je suis en panique, ma gorge se noue, mon rythme cardiaque s’accélère, non, non, je vous en supplie, ne faites pas ça, pensez aux femmes et aux enfants, je n’ai plus d’air, je suffoque, je vois une lumière au bout d’un tunnel, est-ce la mort ? Ah non, c’est juste M. Ducon qui veut clôturer son compte. Ouh, j’ai eu peur pour de bon là ! Très bien M. Ducon, c’est noté (toujours noter aussi, c’est pareil que bien entendre), je vous souhaite une bonne journée, M. Ducon !
Mardi, 10 h 30, je viens de terminer mon premier rendez-vous de la semaine et je suis déjà en état de saturation. Je vais fumer une clope. Dans la réserve. On n’a pas le droit selon le code de mon cul, mais ici on l’a pris. On est que deux et on fume, le choix a été rapide et puis aller fumer sur le trottoir en étant obligé de faire du social avec tous les clients qui passent, non merci. Moi, ce que j’aime, c’est m’asseoir, fumer ma clope et regarder dans le vide le vide de mon existence, c’est ça que je veux. C’est ma méditation personnelle. On s’est fait un petit coin sympa entre les cartons de ramettes de papier, c’est cosy. On a un verre d’eau pour jeter les clopes, une bombe à chiotte pour l’odeur et un spray buccal mentholé. De vrais professionnels, d’ailleurs la bombe à chiotte est tellement efficace qu’en fin de journée je ne retrouve aucune trace olfactive de mon Trésor mais plutôt une version nicotine-pot-pourri-Lidl-mentholé. C’est un concept.
J’enchaîne avec Mme Économe, débitrice chronique, qui vient m’expliquer pourquoi son compte est encore en vrac. Elle est sur son trente et un, elle aussi pense que c’est la banque de mon père. On dirait qu’elle joue sa vie à chaque entretien. Elle veut tellement faire bonne impression que ça donne mauvaise impression. Mais je la crois, Mme Économe. Elle a juste un souci avec elle-même. Divorcée, seule, elle cumule les petits boulots alors qu’elle rêve de plus grand. Elle dépense à l’image de ce qu’elle voudrait, mais la réalité la rattrape à chaque fois. Putain de réalité. En manque de reconnaissance ou d’amour, voire très certainement des deux, elle court vers des besoins matériels illusoires qui la laissent encore plus vide qu’avant. C’est une boulimique de la dépense. Sa vie est un débit chronique et c’est une maladie qui devrait être prise en charge par la Sécurité sociale, comme la boulimie tout court, tant elle fait des dégâts considérables partout et chaque année. Si seulement elle rencontrait quelqu’un de bien Mme Économe, elle dépenserait tout ce qu’elle a en amour et ça arrangerait tout le monde. Je lui rembourse quelques frais, elle me promet que cela n’arrivera plus, on sait très bien que c’est faux, mais pour ce matin ça suffira. Je lui rembourse parce que je ne comprends toujours pas pourquoi on fait payer aux gens des frais d’intervention sur des frais d’intervention… Quand ce n’est pas logique, je rembourse. Et tant pis pour M. Ducon qui pense que les problèmes de la Terre viennent des gens comme Mme Économe.
11 h 30, je vais fumer une autre clope, c’est la sixième depuis ce matin avec mes quatre cafés. Parfois, je pense à ma santé… Mais mon prochain rendez-vous est déjà là alors je n’y pense que le temps d’avoir à peine peur. M. Placement vient pour « optimiser » son épargne. Qu’est-ce que tu veux optimiser avec un livret A et un Codévi… Je vais lui vendre une assurance vie avec un rendement énoooorme et c’est une offre exclusive, s’il signe MAINTENANT, les droits d’entrée sont gratuits ! Et si je fais ça, c’est parce que M. Placement est un bon client, fidèle et de longue date et qu’ici, on les récompense les clients fidèles et de longue date. J’ai l’impression de parler à mon chien… Mais je sais que c’est exactement ce qu’a envie d’entendre M. Placement alors je lui donne ce qu’il veut, il en a pour son argent M. Placement. Tiens, mais il n’y a pas un autre métier dans le même genre… ? Je me dégoûte. Assurance vie. On te fait croire que tu vas te faire de l’argent sur de l’argent. Mais depuis quand c’est une formule gagnante ? Ce truc-là, ça ne fonctionne que si tu es riche et vraiment riche. L’argent appelle l’argent, si tu n’en as pas, ça ne sert à rien de composer son numéro. Et puis ce discours culpabilisant « il faut mettre de l’argent de côté, c’est important, au cas où ». Je n’ai jamais compris le « au cas où » … En attendant le « au cas où », tu te prives en jouissant sur le solde de ton compte épargne qui grimpe. Ou pas. C’est sûrement une forme de plaisir, après tout, le plaisir c’est très subjectif. Bref, je vais fumer une clope.
12 h 30, pause déjeuner. Je vais la faire sur mon bureau, je n’ai pas encore eu le temps de lire mes quarante-sept mails de ce matin. Sur les quarante-sept il y en a dix-neuf de mon chef qui me demande de faire un tableau Excel avec tris croisés dynamiques pour lui expliquer le comment du pourquoi on n’a pas vendu assez d’assurances auto. Je pensais que la masturbation avec Excel était réservée au cercle élitiste de la hiérarchie, mais a priori, mon chef souhaite me convertir à son plaisir intime. Après tout, est-ce que ça ne serait pas ça, être un bon manager ? Sauf que dans ce cas précis, il n’y a pas besoin d’un tableau à la con pour comprendre pourquoi on ne vend pas. On est en centre-ville, dans un quartier de cas sociaux, les gens n’ont pas de bagnoles, qu’est-ce que tu veux qu’on assure ? Mais mon chef, lui, veut nous faire comprendre par A + B, qu’Excel va nous aider à mieux comprendre. Alors si Excel est capable de ça, je veux bien apprendre à m’en servir, ma vie deviendrait un grand tableur dans lequel tous mes problèmes auraient des solutions. En attendant si je fais un simple ratio du temps que je vais passer à lui faire son tableau moins le temps passé à ne pas passer d’appels aux clients et que j’en fais une somme automatique ça donne le résultat suivant : temps perdu. Quel est le mieux à faire alors ? Hum, ça me questionne… Un peu comme « qui arrive en premier, l’œuf ou la poule » ? J’ai envie de demander à mon chef de méditer là-dessus pendant que je lui ponds son tableau Excel.
Au-delà de ces mails à lui, un mail sur la nouvelle loi de finances, celui-là, il faut que je l’imprime, je le lirai ce soir, dans le bus, parce qu’il y en a vingt-six pages et que là, je n’ai pas le courage. Il y a aussi une nouvelle réforme sur la fiscalité, quarante-deux pages… J’imprime aussi. Supprimer, archiver, ajouter aux « urgents à traiter », supprimer, supprimer, archiver, pff… Encore vingt-neuf mails et il est déjà 13 h 45. Mon café de 11 h 30 est gelé dans ma tasse, un coup de micro-ondes, une clope et c’est reparti. Ah merde, j’ai oublié de manger…
L’après-midi est plus tranquille, je fais ce qu’on appelle le back-office. Je vais voir de l’argent en vrai, celui qui maintient dans la réalité. Je vais compter les dépôts d’espèces que les clients déposent sur leur compte. D’ailleurs c’est bizarre ce tour de magie, comment tu fais pour transformer de l’argent concret en argent imaginaire… Ce n’est pas le moment de philosopher et puis ce moment je l’aime alors je le savoure. J’affectionne particulièrement ce lieu, ce local technique, totalement sécurisé, dans lequel même la femme de ménage ne peut pas entrer. C’est sale, il y a des moutons de poussières un peu partout et ce n’est jamais aéré. Dans cette pièce, j’ai l’impression de vraiment travailler, d’avoir le sentiment que je sers concrètement à quelque chose. Je recharge le distributeur, avec des billets tout neufs fraîchement livrés du matin. On pourrait croire que c’est impressionnant d’avoir autant d’argent entre les mains, mais non. Finalement, ce n’est que du papier. Mon vrai plaisir, c’est le bruit de la compteuse de billets. Je lui mets des liasses, juste pour l’entendre compter. C’est rapide, efficace et ce claquement à chaque billet qui passe est hypnotique, ça me rassure et me donne envie de dormir. D’ailleurs, ce n’est pas une compteuse, c’est une conteuse. Et c’est ma pause détente de la journée. Quand je sors du local, mes mains sont crasseuses. Oui, l’argent, ça salit les mains, c’est une vérité dont je fais l’expérience chaque jour.
16 heures, je reçois M. et Mme Immobilier. Ils sont mignons. Ils ont trouvé la maison de leur rêve sur Leboncoin et ils s’imaginent déjà avec leurs futurs enfants, inviter leurs amis, leurs familles, faire des barbecues et pourquoi pas un potager. C’est fantastique ! Et combien coûte cette petite bicoque ? 350 000 € ? Vous êtes multibancarisés ? Non parce qu’ici je ne vois que 2 000 € de revenus entrants… C’est un salaire ? Ah c’est le montant des deux salaires… D’accord… Vous avez un apport alors, je présume ? Je présume mal. Une entrée d’argent conséquente prochaine ? Non plus… Comment vous dire ? Je crois que ça ne va pas être possible… C’est horrible, à chaque fois que je dis cette phrase je prends cet accent toulousain, putain de chanson. Mais c’est trop tard ! Nous, on a déjà signé un compromis ! Alors il va falloir vous rétracter et en urgence. Mais non ! Mais si. Attendez, mais vous brisez nos rêves là ! Non, je ne brise rien, je réveille, c’est tout. Silence… Gênant… Ils ont vraiment cru que la banque était une entreprise philanthropique ? Silence… Toujours gênant… Ils attendent sûrement que je leur dise mais non, je rigole, mais non, je ne rigole pas. Sauf en réunion avec mes collègues. Ils se sont levés en insultant la banque comme si ça allait me blesser personnellement. Pourquoi les gens n’acceptent pas leurs vies et leurs réalités ? Tu veux rembourser quoi avec 2 000 € par mois ? Oui, c’est dur, mais ça n’empêche pas d’avoir des enfants, d’être heureux et de faire des barbecues !
Je vais fumer une clope. Même deux. Je repense à la réunion de ce matin et la tête de winner de mon chef. Il me sort par les yeux, trop petit dans son costard trop grand. Un gueux qui croit être un seigneur. Cette vision, ma rétine se la tape deux fois par semaine lors de nos deux rendez-vous incontournables, la réunion du mardi matin pour faire le point sur les résultats de la semaine passée et la réunion du vendredi matin pour mettre en place les actions à mener pour le mardi suivant. Un cercle sans fin qui te fait oublier qu’entre-temps tu as ce qu’on appelle vulgairement, un week-end de repos. Au-delà du fait qu’elles soient chiantes à mourir, ces réunions sont de vraies expériences sociologiques. J’observe mes collègues et je cherche surtout celle ou celui avec qui je vais pouvoir me marrer. Ils ne sont pas nombreux. Soit parce qu’ils ne sont pas drôles, ça arrive et ce n’est pas grave (enfin un peu, pour eux) soit parce qu’ils sont extrêmement concernés par le caractère sérieux et solennel de ce qui se joue (parfois, j’ai l’impression qu’on est dans un bunker aux États-Unis, coincés avec le président du Monde à devoir prendre une grande décision pour le sauver, justement, ce monde) ou soit ils dorment encore, ce qui est, le plus souvent, ce cas précis. Personnellement, je m’y ennuie profondément et c’est toujours mieux qu’être en colère et rebelle. J’ai eu plusieurs phases. La première, celle du début, où j’avais mis mon plus beau costume, mon plus beau masque et où mes idées et mes dialogues préconçus animaient ces réunions. J’étais totalement actrice et convaincue de ce que je racontais et en premier, à moi-même. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai évolué. J’ai bouffé, chié, pensé, rêvé banque au point de ne plus savoir où me situer dans la vraie vie et surtout qui j’étais vraiment. À quel moment les caméras se coupent ? À quel moment on arrête de jouer ? Parce que ce personnage commence à peser à force. La deuxième phase a été celle du réveil, où je commençais à voir des flashs dans le film que je m’étais fait, un peu comme des anachronismes dans le décor, comme ce pauvre Truman. J’ai alors entrepris d’émettre des idées qui étaient les miennes, de m’exprimer avec mes propres mots. Mais pour rien. La troisième phase c’est la résignation, celle dans laquelle je suis.
Merde, j’ai divagué et je suis en retard pour mon dernier rendez-vous que je ne voulais surtout pas faire attendre. Mme Deuil. Elle vient de perdre son mari, elle a 32 ans et deux enfants. Ma gorge est nouée devant cette femme fébrile qui vient faire le point sur les comptes et sur les démarches à faire. Elle est perdue, toute leur famille est au Sénégal et c’est lui qui gérait tous les papiers. L’administration, elle n’y comprend rien, elle n’est pas née ici. Je suis née ici, mais je n’y comprends pas grand-chose moi non plus. Je la rassure, lui demande sa pochette de documents qu’elle serre contre elle comme un bout restant de son mari. Je lui propose de m’occuper de ces papiers. Je sors totalement de mon domaine d’intervention, je vais me rajouter une couche, je sais que je ne dois pas, mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas la laisser comme ça. Allez, ce n’est pas grave, je finirais un peu plus tard, elle repassera demain. Il est 17 h 30, j’ouvre sa pochette et c’est parti, courrier aux impôts, mairie, assurances, je trie, je jette, j’organise, je lui prépare tout ce qu’elle n’aura plus qu’à signer, j’ai même préparé les enveloppes, prêtes à être expédiées.
Il est 19 heures Merde j’ai toujours vingt-neuf mails non lus et quinze autres reçus entre-temps. Allez, j’en fais quelques-uns. 19 h 45, cette fois j’arrête, je rentre. Dans le bus, j’en profite pour me farcir la cervelle de cette nouvelle loi de finances. 20 h 30, j’arrive enfin chez moi. Je vais me réchauffer un plat surgelé sans saveur parce que ça ne prend que quelques minutes et que je suis, de toute façon, incapable de faire autre chose. 21 h 30, je m’endors sur le canapé avec la réforme fiscale, trop soporifique. Voilà une journée type, à quelques détails près, qui s’achève. Une journée qui va se multiplier de la même manière par cinq pour former une semaine qui se multipliera par quatre pour former un mois qui se multipliera par douze pour former une année qui se multipliera par sept pour former un burn-out.
Bonne nuit, les petits, faites de beaux rêves…

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site est protégé par reCAPTCHA et le GooglePolitique de confidentialité etConditions d'utilisation appliquer.

The reCAPTCHA verification period has expired. Please reload the page.

Les Thématiques

Derniers articles

Derniers Articles

Pin It on Pinterest

Shares