Bonjour, je m’appelle Pensée, mais on m’appelle aussi Petite Voix Intérieure ou Branlette Intellectuelle, c’est selon. Mon job c’est de pourrir le cerveau des gens et j’excelle plutôt pas mal dans mon domaine. L’humaine qu’on m’a confiée est géniale en plus, elle écoute absolument tout ce que je lui dis. La bonne cliente. Pour mieux comprendre, je vous emmène faire un tour dans sa petite tête…
Le réveil vient de sonner et je commence par lui envoyer un tu peux me dire qui a inventé le réveil ? Est-ce qu’il s’appelait M. Réveil ? Pas de réaction, elle dort encore. Je poursuis. C’est forcément un homme, parce qu’à cette époque-là, les femmes étaient bien trop occupées à faire la vaisselle et laver leurs slips sales. Aux hommes. Comment l’idée lui est venue ? Le gars s’est dit, « tiens il faudrait un truc relou qui sorte les gens de leurs rêves brusquement pour leur rappeler qu’il n’y a pas que ça à faire » et hop, c’était parti, cahier des charges, ingénierie, prototype et nous voilà, des décennies plus tard, totalement dépendants de ce truc. C’est quand même violent quand elle y pense (ça y est, je la tiens, elle commence à s’échauffer), ce son, strident, qui nous sort d’un coup d’un seul des bras de Morphée pour nous remettre la tête dans la réalité, comme ça, en un claquement de sonnerie. En plus le truc nous réveille et s’en lave les mains, du reste, il ne s’occupe pas de faire le petit-déjeuner et de nous préparer, ça, c’est à notre charge, il nous laisse en galère en fait. Le réveil c’est comme ton mec qui rentre à trois heures du matin, qui fait un barouf pas possible, qui te réveille et qui te dit « ah tu dormais pas ? » bah si en fait et là je vais mettre deux heures à me rendormir pour que le vrai réveil me réveille ensuite dans une heure ! Merci ! (Là, elle est très énervée, je le sais parce qu’elle parle à voix haute et surtout d’un mec qui n’existe pas, la pauvre).
Elle finit par sortir du lit, bien remontée, comme le réveil (ahah, j’ai aussi beaucoup d’humour) et file sous la douche.
Devant sa tasse de café et parce que soudainement elle ne pense plus à rien, je la questionne sur la vie. Est-ce que tu crois que c’est ta vraie vie ou est-ce que la vraie vie ce n’est pas plutôt celle quand tu dors ? J’installe le doute, elle réfléchit… Elle commence par se demander qui a écrit des trucs comme « il vaut mieux vivre ses rêves plutôt que rêver sa vie ». Sûrement un rêveur frustré. Elle, elle préfère rêver quand elle dort. Mais elle sait aussi rêver quand elle ne dort pas, elle le fait souvent d’ailleurs, partir dans la Lune. En parlant de la Lune… (Non, j’arrête, je ne vais pas la lancer sur une théorie quantique à 7 h 33, je garde ce sujet pour une meilleure occasion).
Elle est dans les bouchons maintenant, bloquée à un feu rouge. Je l’oriente sur le fait que le feu dure cinq secondes et qu’il y a une sacrée file encore devant. Oh non, tiens, la blonde dans la Fiat 500, du pain béni. Est-ce qu’elle est mariée ? Est-ce qu’elle a des enfants ? Combien ? Qui est son mari ? Allez, allez, fais-toi un petit scénario comme tu sais faire. Elle pense qu’elle l’a rencontré jeune, sont sortis ensemble parce que c’est comme ça, se sont mariés, parce que c’est comme ça, ont fait deux enfants, parce que c’est comme ça, ont acheté leurs maisons de plain-pied dans un lotissement de maisons de plain-pied, parce que c’est comme ça, a acheté une Fiat 500 parce que c’est comme ça et elle va au boulot, parce que c’est comme ça. Quel est le nombre de gens « parce que c’est comme ça » ? Elle pense qu’elle n’est pas rentrée dans cette case, elle… Sûrement parce que c’est comme ça… (Olala, elle est chiante, ça va virer en dépression si ça continue). Je la relance sur le feu qui est encore passé au vert rouge en un éclair. Quatre voitures, à ce rythme-là, tu devrais passer dans 12 minutes si tes calculs sont bons ? Elle ne pense pas que ses calculs soient bons. Chaque fois qu’elle doit faire un calcul, quel qu’il soit, elle réinvente les mathématiques et sa logique n’a rien d’universel. En plus il faudrait prendre en compte la vitesse à laquelle les gens redémarrent. Il y a six voitures qui sont passées cette fois… Faudrait faire une moyenne… Si elle compte le nombre de voitures restantes et qu’elle le divise par le nombre de secondes… aaaah, mais elle ne va pas se taire cette voix ! (Parfois elle me grille, mais heureusement, elle oublie vite). Allez, t’énerves pas, tiens si tu comptais le nombre de plaques d’immatriculation avec la lettre S ? Il y a huit voitures avec la lettre S, dont deux qui en ont trois. Intéressant…
Enfin assise à son bureau (elle a mis 7 minutes pour passer le feu), je la fais revenir sur cette histoire de mathématiques parce que j’aime bien lui faire faire des probabilités, elle est bonne joueuse. Probabilité que Monique se plaigne de son mari avant l’heure du déjeuner : 100 %. Ce n’est même plus une probabilité c’est un constat. Probabilité que son téléphone sonne et qu’on lui annonce qu’elle a gagné au loto : 0 %. Pour ça, faudrait jouer au loto, mais la probabilité qu’elle gagne est trop proche du zéro. Probabilité que Jean-Marc vienne lui parler à deux centimètres de son visage avec son haleine de chèvre (elle pense au fromage, pas à l’animal, mais avec Jean-Marc on ne sait jamais) : 95 %. Probabilité que ça se passe avant 10 heures : 75 %.
Ses collègues sont en pleine discussion sur le sujet des sites de rencontres. Ça l’oblige à faire encore des mathématiques. Énoncé du problème épineux : « les gens seuls sont obsédés par l’idée de l’être et les gens en couple sont obsédés par l’idée de l’être ». Probabilité que le débat qui tourne donc autour de deux grandes idées antinomiques, à savoir « moi si j’étais célibataire, j’en profiterai à fond ! » et « moi si j’étais en couple, j’en profiterai à fond ! », se termine par le résultat : « ah bah on n’est jamais content de ce qu’on a aussi ! » : 100 %. (On est bien avancé maintenant, sont pas très futes-futes ces humains)
La réunion de 14 heures la met mal à l’aise parce que son nouveau chef lui plaît. C’est le genre de situation que je préfère (là, je vais lui servir du monologue à n’en plus finir et elle va partir au quart de tour). Elle a l’impression qu’elle lui plaît aussi… Enfin, elle croit… Enfin, non, elle est sûre… Enfin, quasiment… Nan ? Si ? Arrff, elle s’est peut-être un peu enflammée, mais quand même les sourires et tout. Un sourire, ça en dit long… Bon, il sourit aussi à Monique… Et à Jean-Marc… Mais ce matin il lui a touché le coude en lui tendant le polycopié des chiffres ! Ça, c’est un signe ! C’est une proposition même ! On ne touche pas le coude des gens comme ça ! Là, c’est certain, il craque pour elle. Et puis il a fait comme si de rien n’était, alors que son geste était totalement prémédité ! Enfin, si ça se trouve, c’était prémédité… Si ça se trouve il a lu « Comment faire un toucher de coude pour les nuls » et après ça il a élaboré une stratégie tout à fait ingénieuse sous couvert de cette excuse de polycopié et cela n’a absolument rien à voir avec le fait que son bureau soit le premier bureau en entrant et que tout le monde y dépose toujours tout un tas de trucs improbables. Et puis après ça il lui a encore souri ! Comme pour dire qu’il avait apprécié le contact, donc c’était bien prémédité, c’est une certitude, CQFD ! Ah les hommes, tous pareils, à toucher des coudes à tout bout de champs, on les repère à dix kilomètres ! Heureusement qu’elle s’y connaît en relations amoureuses sinon elle n’aurait rien vu ! (Je vais la tenir toute la journée avec ce toucher de coude, j’avais bien dit qu’elle était bonne cliente, pour ne pas dire autre chose). Elle ira ensuite sur internet pour connaître la compatibilité amoureuse de leur prénom, qui ne sera pas très probante, mais faut pas toujours se fier à internet aussi. L’astrologie lui donnera de meilleures prédictions. Quoique… De toute façon qu’est-ce qu’elle espère, elle n’est pas très belle, pas très grande, plutôt ronde et pas très instagramable. Elle ne parle pas de sujets intéressants, elle ne connaît rien à la politique et à l’économie et n’a que quelques notions sur le réchauffement climatique qu’elle tient à des infos prises au hasard sur Facebook qu’elle n’a jamais vérifiées. Non vraiment, pourquoi un mec comme lui s’intéresserait à une fille comme elle. Et en plus elle a un chat, qui perd beaucoup de poils au regard de l’état de son gilet. Pourtant, elle le brosse tous les jours, son gilet. En plus des poils, il peluche, elle devrait peut-être changer de marque de lessive… Je vais la laisser vagabonder, toute seule, comme une grande, jusqu’en fin d’après-midi où je la relancerais sur son poids et son régime alimentaire. Ça nous tiendra jusqu’à l’heure du dîner où elle décidera de faire, devant YouTube, une séance de sport « intensité 10 » qui la laissera au bord de l’AVC et ira au lit sans manger pour pouvoir être plus mince le lendemain, car c’est bien connu, sauter un repas fait maigrir.
Au moment de dormir, elle s’interrogera sur toutes ses pensées parasites de la journée et cherchera à trouver une solution pour les faire taire. Méditation, respiration, pleine conscience, psychanalyse, voire psychiatrie… Alors, à ce moment-là, je la guiderais sur une réflexion de physique quantique (elle est là, la bonne occasion), sommes-nous seuls dans l’Univers ? L’immensément petit n’est-il pas, finalement, l’immensément grand, ou l’inverse ? Qui la laissera dans une profonde angoisse pendant deux heures et lui passera l’idée de consulter (manquerait plus qu’elle arrive à me faire taire). Elle mettra ensuite trois heures à s’endormir jusqu’à l’heure du prochain réveil qu’elle maudira grâce à moi (j’aurais alors, bien rentabilisé ma journée).
Bonne nuit, petite humaine, fais de beaux et vivement demain !
Les cerfs-volants de Kaboul
Amir est un afghan émigré aux Etats-Unis. Il raconte son enfance vécue dans une banlieue cossue du Kaboul des années 70. Il y relate son quotidien de l’époque, où l’Afghanistan n’était pas le pays que l'on connaît aujourd’hui, mais plutôt un pays que personne ne...
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