11 h 13 dans l’open space, la pire heure. Celle où ce n’est plus l’heure de la pause et où celle de la pause déjeuner est encore loin. Le nez penché sur un rapport que je fais semblant de lire la tête entre les mains, je somnole tranquillement, bercée par la sonnerie des téléphones et des voix de mes collègues.
—Louise !
Je reconnais immédiatement la voix de mon responsable, ce con qui confond management et tyrannie. Je relève la tête avec lenteur pour lui indiquer qu’il n’est pas ma priorité, tout chef qu’il est.
— Louise, je n’ai pas eu ton relevé d’activité pour septembre, un oubli, sûrement, lâche-t-il avec un sourire pincé.
— Tu as regardé dans tes spams Fabrice ? C’est souvent là que se glissent les messages qui ne servent à rien, dis-je avec le même sourire.
Fabrice me déteste, mais au lieu de m’ignorer, il passe son temps à me provoquer. Il est aussi insupportable que son incompétence. Heureusement pour moi, le responsable de Fabrice, c’est Damien, le genre de responsable sérieux qui ne se prend pas au sérieux. Damien c’est aussi un de mes élèves, au théâtre, dans lequel je dispense des cours deux soirs par semaine à des adultes qui ont de la difficulté à prendre la parole en public. Ce boulot en centre d’appels n’est qu’alimentaire, ma passion dans la vie n’est pas d’envoyer des dépanneuses sur les autoroutes. Même si je reconnais que c’est pratique. À 35 ans, je rêve de monter ma propre école de théâtre, qui deviendrait une référence, un peu comme les cours Florent. En attendant, cinq jours par semaine, je me prends huit heures d’appel dans la tête.
— Marmottes Assurance Louise bonjour, en quoi puis-je vous aider ?
— Je fais une crise d’angoisse, me lance la voix d’un homme complètement paniqué. Je suis dans ma voiture, sur la bande d’arrêt d’urgence, après la sortie 14 sur l’A1, je n’arrive plus à repartir, j’ai composé votre numéro parce que je le connais par cœur, c’est bizarre je sais et j’aurais dû appeler les pompiers, mais c’est con de les bloquer parce que j’ai conscience que ce n’est pas une urgence vitale, je le sais parce que j’en fais souvent, des crises d’angoisse, mais là c’est la première fois sur l’autoroute alors je ne savais pas quoi faire, et, et, et…
— Monsieur, calmez-vous. Essayez de reprendre une respiration ample et profonde.
Je balance à ma collègue d’en face sur un post-it « appel pompiers, crise angoisse, sortie 14, autoroute A1, véhicule sur bande d’arrêt d’urgence », elle opine de la tête et s’exécute.
— Pouvez-vous me dire comment vous vous appelez Monsieur ?
— Vincent, Vincent Sanchez.
— D’accord Vincent, moi c’est Louise, les secours vont arriver, ils sont prévenus. En attendant, je vais rester en ligne avec vous jusqu’à leur arrivée, vous êtes d’accord ?
Fabrice, toujours derrière mon dos, me fusille du regard et tape nerveusement de son index sur sa montre pour me signifier que ce n’est pas bon pour le rendement.
— Oui je suis d’accord, merci, merci beaucoup, Louise, je vous embête, c’est sûr, ce n’est pas votre boulot…
— Vous ne m’embêtez pas, chez Marmottes assurances, nous avons à cœur de prendre soin de nos clients, dis-je en regardant Fabrice avec un grand sourire.
— Vous êtes gentille Louise.
Neuf minutes sont le temps que les pompiers ont mis pour arriver sur place, neuf minutes pour apprendre qu’il sortait du cimetière où il venait d’enterrer son père. Neuf minutes pour découvrir un homme sensible, orphelin, rempli de doute. Neuf minutes qui m’ont renvoyé le miroir de ma propre vie.
Je n’ai pas dormi la nuit qui a suivi. Cet appel m’avait totalement bouleversé. J’ai pensé à Vincent Sanchez tous les autres jours suivants. Impossible de le chasser de mon esprit. J’ai espéré à chaque appel, retomber sur lui. Mais Vincent Sanchez, lui, m’avait sûrement déjà oublié.
Lundi matin, un mois après cet évènement, Damien me convoque dans son bureau. Tous les regards sont rivés sur moi, Fabrice est partagé entre l’effroi de ne pas avoir été mis au courant de cette entrevue et la mesquinerie de penser que je vais passer un sale quart d’heure si je suis convoquée directement. Les spéculations de mes collègues vont bon train pendant le trajet qui me mène à l’ascenseur.
Sans appréhension, parce que je n’ai rien sur la conscience à me reprocher, j’entre dans le bureau de Damien.
— Salut Louise, entre, je voudrais te présenter quelqu’un.
Je me retourne et aperçois un homme dans le canapé du bureau, derrière la porte, élégant, à l’allure élancée. Il se lève et prend la parole avec sourire et enthousiasme :
— Bonjour, Louise, je suis Vincent Sanchez.
Je marque un temps, comme si je n’avais pas saisi l’information. Il reprend, un peu déçu et avec moins d’entrain :
— Il y a un mois environ, j’ai appelé l’assistance et je suis tombé sur vous. Une crise d’angoisse, vous m’avez aidé. Vous vous souvenez ?
— Oui, je me souviens parfaitement, dis-je avec une froideur inhabituelle dans la voix qui m’étonne moi-même.
Damien, sentant la gêne, reprend rapidement :
— Monsieur Sanchez voulait connaître et remercier la personne qui l’a aidé. Monsieur Sanchez étant le fils de feu Richard Sanchez, son père, créateur de Marmottes Assurances. Monsieur Sanchez est désormais notre grand patron à tous.
Il faut qu’il arrête avec M. Sanchez, c’est ridicule d’en envoyer autant dans une même phrase, il faudra qu’on retravaille ça en atelier.
— Bonjour, Monsieur, navrée pour le temps de réaction, votre démarche n’est pas coutumière.
J’aurais dû faire le lien, tout le monde a parlé du décès de notre patron il y a un mois, mais des Sanchez c’est quand même assez courant. Et puis qu’est-ce que j’en savais moi qu’il avait un fils qui s’appelait Vincent. C’est vrai que c’était quand même étrange de connaître par cœur le numéro de son assistance… Damien me sort de ma réflexion.
— M. Sanchez voudrait que son petit souci de la dernière fois reste un point de détail confidentiel et que personne ne fasse le lien avec cet appel.
— Un patron angoissé ça ne vend pas du rêve, dis-je pensant détendre l’atmosphère.
À son tour, Vincent Sanchez, marque un temps puis éclate de rire et tout le monde rit, surtout Damien.
— Damien m’a beaucoup parlé de vous, Louise, j’ai un projet que j’aimerais vous soumettre, je vous invite à déjeuner ensuite.
— À 10 h 30 du matin ? Parce que je n’ai pas fait mon temps et mon chef ne va pas être content.
— Je vous accompagne à votre bureau, je lui expliquerais.
J’exulte. En sortant de l’ascenseur, accompagnée de notre nouveau grand patron, je vois au loin le regard de Fabrice, qui se décompose.
— Fabrice, j’accompagne M. Sanchez à l’extérieur, merci de transférer mes appels.
L’acquiescement de Vincent suffit à la discussion. Je récupère mes affaires et avec mon plus grand sourire j’ajoute :
— Vous êtes gentil Fabrice, avec une exceptionnelle condescendance.
Dans la voiture avec chauffeur qui nous emmène dans un lieu qui m’est encore inconnu, Vincent n’est pas bavard, pour ne pas dire mutique. Heureusement, le trajet est de courte durée et la voiture s’arrête enfin devant ce qui semble être une petite usine désaffectée à la sortie de la ville. Vincent m’explique que ce sont les premiers locaux dans lesquels a commencé son père.
À l’intérieur, tout est dans son jus, hormis la poussière et la saleté, les lieux semblent avoir été déménagés la veille. Le bâtiment est en très bon état. Je me demande ce que je fais là.
— Si c’est pour ouvrir une nouvelle agence et que j’en prenne la direction, je vous le dis tout de suite, je ne suis pas la personne qu’il vous faut.
J’ai dit cela avec beaucoup d’ironie et d’amusement, Vincent est resté sérieux.
— Louise, cela vous plairait d’ouvrir une école de théâtre, parrainée par Marmottes Assurances ?
Bouche ouverte, yeux écarquillés, j’ai du mal à comprendre.
Vincent m’explique avoir eu une longue discussion avec Damien dans laquelle il était question de mon avenir dans l’entreprise. Damien lui a gentiment fait comprendre que, bien que je sois une personne de confiance, je n’étais absolument pas faite pour ce métier. Il a confié ma vie et mes projets à cet homme, lui expliquant que mon domaine de compétence était ailleurs.
— Je finance votre école de théâtre, en contrepartie vous interviendrez chez Marmottes pour former nos managers à la prise de parole et à la confiance en eux. Est-ce que ce marché vous convient ?
Bien sûr qu’il me convient ! Je crois rêver.
— Merci Vincent, est la seule chose que je réussis à balbutier.
— Merci à vous, Louise, et à l’avenir j’espère qu’on aura l’occasion de se parler plus de neuf minutes…
Morale de l’histoire : ne jamais sous-estimer une personne qui fait une crise d’angoisse.
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